L'année suivante, Benoît, qui s'adapta vite au système scolaire français, sauta la seconde et passa directement en première, mais je me trouvais alors avec son frère Léon qui, lui, avait sauté la troisième. L'année suivante encore, Benoît nous rejoignit car, admis au baccalauréat de Mathélem, comme on disait alors, il voulut suivre la classe de Philosophie ! De ces années je garde le souvenir non seulement de leurs exploits scolaires mais aussi de nos promenades sur les collines de Tulle et de nos discussions. La vie ne nous a guère séparés. Nous fûmes ensemble étudiants à Paris, puis enseignants dans le Nord. Certes Benoît partit aux États-Unis, chez IBM, dès 1958, mais il revenait en Corrèze et nos échanges, quoique de manière plus discontinue, se sont poursuivis.
La raison pour laquelle nous nous sommes beaucoup fréquentés - et nous fréquentons encore ! - est bien simple : avec les frères Mandelbrot il est impossible de s'ennuyer ! Pourquoi ? Parce qu'ils parlent, pas trop, mais volontiers, et quand ils parlent, ils font étonnamment voir ce dont ils parlent. ils le font différemment : la narration de Benoît se veut précise, objective, celle de Léon se donne souvent le charme d'un conte oriental : il me souvient d'un récit de voyage en Assyrie où nous étions quelque peu et délicieusement perdus entre le Tigre et l'Euphrate.
Pour Benoît, l'intelligence est fondamentalement une faculté de vision. Il rejoint en cela les médiévaux pour qui l'intelligence est intuitus plutôt que ratio. Certes, la raison, qui est le propre de l'homme, est d'après eux fort utile pour enchaîner les propositions et démontrer les conclusions - le plus souvent par l'absurde. Mais elle doit partir d'une intuition et aboutir à une autre intuition. Toutefois Benoît Mandelbrot diffère des médiévaux sur un point, parmi d'autres.
Ceux-ci partagent encore l'émerveil-lement de Platon devant l'universel. A juste titre certes, car, grâce aux universaux, nous pouvons - nous, fragment de l'espace et du temps - parler sur tout l'espace et tout le temps. Mais regardant trop les universaux, les médiévaux se détournent de ce que jamais on ne verra deux fois.
Benoît veut au contraire que nous regardions le singulier et l'individuel. Ce mathématicien-physicien considère certes les formes physiques et biologiques, mais dans ses récits (comme dans les récits de l'ingénieur son frère) ces formes sont presque toujours liées à une activité humaine, soit parce qu'elles agissent sur elle (crues, distances), soit parce qu'elles en sont l'effet (architectures, tapis), et il est fréquent que ces formes soient psycho-physiques autrement dit soient des comportements d'hommes, du passé ou du présent. Il pense que l'homme est le singulier et l'individuel accomplis, le concret par excellence en ce monde.
Un monde que les frères Mandelbrot aiment à regarder et à nous faire regarder. Et voilà pourquoi, dès l'adolescence, j'ai eu tant de plaisir à les écouter, en me promenant avec eux sur le chemin des Vignottes, au Puy des Échelles, à la croix de Leyrat et, en face, sur le chemin qui va de Treize Vents au Marquisat ou à Blaye, en tous ces lieux dont ils aiment aujourd'hui encore à rappeler les noms et les formes !
Benoît Mandelbrot a rencontré en 1950 Aliette Kogon, de formation biologiste (qui était née à Neuilly en 1932). Ils se sont mariés en 1955. Ils ont eu deux fils : Laurent en 57, Didier en 61. Ils se sont installés aux États-Unis en 1958, mais sont revenus régulièrement en France, et plus encore depuis la retraite de Benoît. D'autant que vit à Paris leur aîné, Laurent, médecin obstétricien des hôpitaux, qui s'occupe particulièrement des mères souffrant du sida. Didier est également médecin, spécialiste d'urologie. Mais lui s'est installé aux États Unis.
Pierre ROUBINET